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Docteur Johan Sebti : « Cette épidémie de Covid laisse place à une épidémie de désespoir »

Plusieurs soignants du CHPF ont contribué à cette étude inédite, dont le docteur Johan Sebti, le chef de service du département psychiatrie de l’hôpital. (Crédit: TNTV)

TNTV : En quoi cette étude, dont vous êtes l’un des co-auteurs, et qui vient d’être publiée dans la revue The Lancet, est inédite ?

Johan Sebti : « La première volonté, c’était surtout de procéder à une mise à jour des données sur les tentatives de suicide en Polynésie, car on sait que c’est un sujet qui est problématique, qui est difficilement documenté. Sans données fiables, on peut difficilement conduire, après, des actions de prévention adaptées. Le premier souhait, c’était donc de réactualiser les dernières données qui datent de la période 2008-2010. Il y a aussi un peu un contexte d’urgence qui s’est installé avec la pandémie. Avec les premiers cas de Covid, il y a eu des alertes un peu partout dans le monde qui portaient sur les conséquences, en termes de santé mentale, pour les gens soumis soit à des mesures de restriction, soit à l’exposition au virus, ou des gens qui ne pouvaient plus, ou difficilement, continuer leurs soins en ambulatoire du fait de la mobilisation des ressources sanitaires sur le Covid. C’est le contexte général de l’étude. Il y a donc cette mise à jour des données, mais, surtout, des éléments de conclusion que l’on n’attendait pas forcément qui portent sur la distribution de ces tentatives de suicide en termes de temporalité. On a observé que, sur les deux premières années de l’étude, les tentatives de suicide avaient tendance à stagner, voire à diminuer un peu. Ce qui était à l’image d’autres pays dans le monde. En revanche, à la sortie de la crise sanitaire, il y a eu une augmentation qui était dramatique et significative des tentatives de suicide. Il y a donc un décalage, en termes de temporalité, par rapport à la crise Covid. La deuxième conclusion importante, l’une des plus importantes à mon sens, c’est que l’on s’est aperçu que quasiment la moitié des gens qui faisaient une tentative de suicide sur cette période ne souffraient pas de troubles psychiatriques. C’est important, car cela montre que le suicide n’est pas un problème qui est juste psychiatrique. Tout le monde est un peu confronté à ce risque. Les conséquences psychiques d’une crise sanitaire vont toucher la population générale. Troisième élément : on a constaté qu’il y avait une surreprésentation des passages à l’acte chez les jeunes, notamment les jeunes femmes de moins de 20 ans ».

TNTV : La hausse des tentatives de suicide est particulièrement marquée la troisième et dernière année de crise sanitaire avec une augmentation de 54,9% comparativement aux années 2008-2010. Quels sont les facteurs qui peuvent l’expliquer, selon vous ? La période anxiogène, le confinement ou d’éventuelles pertes de revenus ?

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Johan Sebti : « C’est une question complexe. On a une certaine idée des facteurs qui peuvent jouer un rôle dans cette augmentation. Les comportements suicidaires sont multifactoriels. On ne peut pas les rattacher à une ou deux causes précises. Souvent, c’est un ensemble de facteurs : sociaux, économiques, médicaux aussi. Ce qu’on peut imaginer, c’est que déjà, effectivement, il y a eu le contexte économique. Sur la période du Covid, le tourisme a été freiné et l’activité économique était au ralenti. Il y a eu une perte de revenus pour beaucoup de personnes. Il y a aussi eu les mesures de confinement. Est-ce un facteur protecteur ou un facteur de vulnérabilité ? Si l’on a une famille qui est soutenante, on va dire que c’est un facteur de protection, mais s’il y a déjà des conflits dans l’environnement familial, ça peut exacerber la souffrance associée à ces tensions. Il y a également un contexte plus médical, bien que pas pleinement exploré. On sait que le virus en lui-même peut entraîner des conséquences sur le système nerveux. On peut avoir un tropisme neurologique avec des symptômes neuropsychiatriques qui peuvent trainer dans le temps : des troubles de la mémoire, cognitifs, de la fatigue. Tout cela contribue à dégrader la santé mentale de manière générale. Enfin, il y a un élément contextuel plus global : le contexte mondial avec cette ambiance de crise un peu latente. Il y a des incertitudes, des angoisses comme l’écoanxiété. Ce sont des facteurs qui viennent aussi plomber un peu le moral. Beaucoup d’auteurs s’accordent à dire que cette épidémie de Covid laisse un peu la place à une épidémie de désespoir sur l’avenir ».

TNTV : Cette absence de perspectives à long terme peut-elle expliquer que la hausse des tentatives de suicide ait davantage concerné les plus jeunes ?

Johan Sebti : « On sait que les jeunes sont de plus en plus en difficulté sur le plan de la santé mentale. On parlait d’écoanxiété. C’est quelque chose qui est réel : la crainte de l’avenir, les angoisses liées à la dégradation climatique, à la répétition des crises. On peut aussi citer le rôle néfaste des réseaux sociaux qui commence à être documenté et le fait que la jeunesse ait, malheureusement, de plus en plus de mal à s’ancrer dans des repères, à développer une vision optimiste du monde. Tous ces facteurs font que c’est une classe d’âge à risques ».

TNTV : Les chiffres publiés dans l’étude doivent interpeller la société et les décideurs publics, selon vous ?

Johan Sebti : « Ce sont des chiffres qui interpellent. On démontre que cette augmentation est significative. Ce ne sont pas juste des fluctuations liées au hasard. Il y a plusieurs inconnues. Savoir, déjà, si cette augmentation serait passée sous les radars ces dernières années ou s’il y a eu une augmentation plus rapide au moment du Covid. La deuxième chose, c’est qu’en Polynésie, on n’a pas un accès très facile aux chiffres de mortalité par suicide, car il faut étudier toutes les causes de décès, tous les certificats. Cela demande du temps et des moyens que l’on n’a pas forcément, notamment en période de crise sanitaire. Mais l’on sait que la mortalité est corrélée au nombre de tentatives. Donc, notre crainte, c’est de savoir si, derrière ces tentatives, il n’y a pas une augmentation de la mortalité par suicide. C’est ce que l’on suspecte et ce qui nous inquiète. Il va falloir que l’on réfléchisse à des méthodes de prévention. Il y a des outils qui existent et qui donnent de très bons résultats. Il y a par exemple le dispositif ‘Vigilance’ en métropole, et des associations comme ‘SOS Suicide’ qui font un travail remarquable en aidant beaucoup de gens. Au-delà des chiffres, l’alerte est sur l’impact psychologique général après une crise. C’est un avertissement. Un signal extrêmement fort sur la préparation à la résilience que l’on doit accompagner, renforcer, au niveau de la population polynésienne dans l’optique, peut-être, de la prochaine crise. Car ce risque existe. Il va falloir se doter de moyens de prévention et d’accompagnement par rapport à ça ».

TNTV : Autre enseignement marquant, vous l’avez dit, le fait que la moitié des tentatives concernait des personnes sans aucun antécédent de maladie mentale. Cela vous a surpris ?

Johan Sebti : « Cela a effectivement été une surprise. Dans la dernière étude faite sur la période 2008-2010, cela concernait 14 ou 15% des sujets. On est donc passé de 15% à quasiment 50%. C’est énorme. On a relu nos résultats. Le seul biais qu’on a pu trouver, c’était un biais de sous-estimation. Le risque, c’est qu’il y ait encore plus de gens qui ne souffraient pas de maladie mentale à ce moment-là.  Comment cela s’explique ? Les comportements suicidaires ne supposent pas un trouble mental préexistant. On sait que les maladies mentales sont un risque supplémentaire, mais ce n’est pas le seul déterminant. N’importe qui, finalement, risque de développer un état qui conduit à une tentative de suicide. Le suicide n’est pas une maladie en soi. C’est une réaction, souvent, à une situation de stress ou de douleur morale éprouvante et, surtout, à l’isolement. Et cela peut concerner n’importe qui ».

TNTV :  Depuis la fin de la crise sanitaire, quelles tendances se dégagent ? Votre étude souligne que les conséquences dureront dans le temps …

Johan Sebti : « La photographie actuelle n’est malheureusement pas très optimiste. Depuis 2022, on est sur une augmentation du nombre d’hospitalisations. On a une activité hospitalière qui reprend. De plus en plus de gens sont hospitalisés alors que c’était un phénomène plutôt en décroissance depuis 2017 et 2018.  Il y a, à nouveau, un bond de l’activité depuis 2022 qui se confirme en 2023. Il y a beaucoup de gens qui viennent en psychiatrie, de nouveaux patients, mais aussi des gens qui rechutent. Cela concourt à augmenter la charge hospitalière et cela montre que la population va moins bien en général ».

TNTV : Est-ce consécutif, selon vous, à l’épidémie de Covid ou au contexte mondial général avec le réchauffement climatique, à la cherté de la vie ou encore à la guerre en Ukraine ou dans d’autres pays ? Est-ce une conjonction de facteurs ?

Johan Sebti : « Je ne suis pas en mesure de dire quel est le facteur qui joue le plus. Je pense qu’il y a eu, effectivement, à la sortie de la crise Covid, un effet un peu rebond sur des gens qui, malgré tous nos efforts, n’ont pas pu être suivis suffisamment avec des retards de soins et de diagnostics.  Après, il y a effectivement tous les phénomènes satellites, mais je n’ai pas de réponse précise. On est encore à l’étape des constats ».

TNTV : En conclusion de votre étude, vous insistez sur l’importance de mettre en place des campagnes de prévention et militez aussi pour la création d’un observatoire sur le sujet. Il faut que les décideurs publics se saisissent davantage du sujet ?

Johan Sebti : « Je crois qu’il y a clairement un dialogue par rapport à ces questions. La priorité, je pense, c’est surtout d’informer les gens. Il y a un tabou général en Polynésie sur la santé mentale. Le fait de savoir que le suicide n’est pas une maladie, que l’on peut en parler, car cela peut concerner tout le monde. Qu’il y a des bénévoles qui sont une aide précieuse. Il faut une prise de conscience collective sur la santé mentale et ses enjeux. Il y a la Journée mondiale de prévention du suicide, le 10 septembre. Il y aura des actions de mener, notamment par SOS Suicide. Cela permet de rediffuser un message de prévention. Il y a aussi tout un travail au niveau sociétal et politique pour savoir comment on va anticiper la suite. Quelles stratégies mettre en place et quelles suites donne-t-on au plan de santé mentale 2017/2023 qui arrive à échéance ? Et comment se dote-t-on d’outils pour se préparer au mieux pour la suite ? ».

TNTV : Même hors épidémie, la Polynésie affiche un taux de tentatives de suicide deux fois plus élevé que dans l’Hexagone. C’est une véritable problématique de santé publique…

Johan Sebti : « C’est difficile de faire une comparaison avec l’Hexagone (…) Ce qu’on sait, en Polynésie, c’est que les comportements suicidaires sont problématiques, car ils sont imprévisibles. Ils ont du mal à être repérés et anticipés. Et même, après, à être accompagnés, que ce soit au niveau de la famille ou du dispositif d’accès aux soins. Il y a encore beaucoup de choses à faire, notamment dans les îles éloignées. Encore une fois, le premier levier, c’est d’informer la population. Quand on a des idées noires, l’urgence n’est pas forcément d’aller voir un psychiatre, mais d’en parler, de ne pas rester seul et d’être accompagné. La famille, les amis, le tissu social sont extrêmement importants pour ça ».

TNTV : Votre étude vient d’être publiée dans l’une des plus prestigieuses revues médicales au monde. C’est une reconnaissance du travail de recherches des équipes du CHPF…

Johan Sebti : « C’est une satisfaction et une fierté au niveau professionnel pour l’équipe et le CHPF que The Lancet vienne valider ce travail qui nous a beaucoup occupé. On aurait aimé publier des résultats plus optimistes. Ce n’est malheureusement pas le cas. C’est donc une fierté, mais un peu aigre-douce. Il faut que l’on continue à documenter ce type de phénomènes et que l’on soit encore plus vigilant ».

TNTV : Qu’attendez-vous des pouvoirs publics ? Il est grand temps selon vous de faire de ce sujet l’une des priorités de santé ?

Johan Sebti : « Oui. Il ne faut pas minimiser le débat sur la santé mentale et ne pas la considérer comme un accessoire ou un luxe avec des conséquences qui sont désastreuses, derrière, en termes de souffrance, mais aussi en termes de tissu et de stabilité sociale et même d’économie. La santé mentale est quelque chose qui ne coûte pas très cher, pour être conservée et améliorée, mais elle coûte cher si on la néglige. Nos attentes sont là. Après, je pense que l’on a des interlocuteurs qui sont à l’écoute et qui sauront se saisir de ces messages ».

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