La pluie battante à Papeete en cette nuit de maraude pour Te Torea. Depuis 1996, l’association œuvre auprès des personnes sans-abris de la ville de Papeete, mais pas seulement. Lorsque nous rejoignons Vaiitinina Ya-Matsy, directrice de l’association, accompagnée de Denis Hoata, de Malia Tialetagi, et de Maurua Barbos pour une maraude le mercredi soir, tous sont salués par d’autres habituées de la rue.
Maeva* et Vaimiti* sont transexuelles, et se prostituent toutes les deux depuis une dizaine d’années. Elles ont commencé jeunes, et pas forcément pour les mêmes raisons. Maeva a connu la rue à 18 ans, rejetée par sa famille, et a trouvé refuge auprès de ses amies, qui se prostituaient déjà. Un milieu qu’elle « n’aimait pas » , par la honte qu’il inspirait à ses proches d’éducation religieuse, mais où elle est entrée par la force des choses : « J’étais toute seule quand j’ai quitté ma famille, se souvient-elle. Je suis devenue indépendante grâce à ça. Je payais tout moi-même« .
Vaimiti, elle, a commencé à ses 17 ans dans le sillage de ses amies, par curiosité. Elle assume y avoir pris goût, et a compris qu’elle pouvait se faire de l’argent rapidement. Avec ses clients, elle se rend à l’hôtel, à leur domicile, ou dans des recoins de la ville. Il lui est aussi arrivé de louer des chambres, par souci de discrétion. Pour les clients qui ne vont pas directement dans la rue, les rendez-vous peuvent s’arranger directement par téléphone.
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« Quand tu commences, tu as du mal à sortir de ce cercle. »
Maeva, prostituée depuis plus de 10 ans
En Polynésie, ce sont des raerae, des garçons et des filles aux trajectoires différentes qui se prostituent. Certains y arrivent sans contrainte, d’autres n’ont pas d’alternative, ou sont forcés par leurs propres parents pour subvenir aux besoins de la famille. Et même si leur situation s’améliore, comme celle de Maeva qui s’est finalement rapprochée de sa famille, le retour dans la rue est fréquent. Par besoin, Maeva y revient de temps en temps, en dépit du regard des gens : « Je pense que quand tu commences, tu as du mal à sortir de ce cercle« , ajoute-t-elle.
En plus des distributions de préservatifs et du partage d’informations sur la transmission de MST, Te Torea essaie d’orienter les prostituées vers le Centre du jour et leur ouvrir un avenir professionnel : « On arrive à en sensibiliser certains, mais il y en a pour qui cette pratique permet de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille« , constate Vaiitinina. Le tabou de la prostitution rend le lien de confiance d’autant plus long à créer, selon la directrice : « C’est un public qui est difficile d’approche, très réticent à l’idée de nous donner des informations, ne serait-ce que le nom. Cela met du temps, comme avec tout le monde« .
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L’approche est encore plus compliquée pour les prostituées mineures. Vaiitinina le concède, Te Torea n’arrive que très rarement à rentrer en contact avec elles. « Dès qu’elles savent que les professionnels de terrain sont en maraude, ça devient très difficile« . Vaimiti abonde dans ce sens : « On ne les connaît pas vraiment, des fois on essaye de discuter, affirme-t-elle. La plupart des mineurs sont très réticents […] C’est très rare de voir cette aide mutuelle entre nous. Il y en a qui viennent et qui s’en foutent. C’est « chacun sa m*rde et Dieu pour tous »… Au sens où, comme dans chaque marché, une place sur le terrain peut être contestée par les autres. Dans le meilleur des cas, les prostituées marchandent, sinon, elles se chassent.
« C’est très rare de voir cette aide mutuelle entre nous. »
Vaimiti, prostituée
Dans le milieu, l’âge n’est donc pas toujours vu comme un facteur d’immunité. Les jeunes qui se prostituent sont exposés à la concurrence et aux mêmes risques que leurs aînés, notamment vis-à-vis des clients parfois menaçants. Ici, pas question de réelle protection des mineurs : « C’est choquant mais ce n’est pas choquant à la fois, déclare Vaimiti, pragmatique. On sait tous que ce n’est pas les seules, il y en a déjà eu bien avant. On a beau dire des trucs, ça reste à l’ombre. Tout le monde le sait, mais on s’en fout complètement« .
Récemment, la justice a identifié une jeune fille de 14 ans qui proposait des prestations sexuelles tarifées à des hommes majeurs célibataires et mariés. Après une enquête de plusieurs mois, 12 clients ont été identifiés. 4 d’entre eux sont soupçonnés d’avoir eu des rapports sexuels “réguliers” et “tarifés” entre mars et octobre 2022 avec la jeune fille, et seront jugés aujourd’hui par le tribunal correctionnel pour le chef de recours à la prostitution d’une mineure de moins de 15 ans.
Le lien des sans-abris avec la prostitution
Qu’il s’agisse des associations ou des personnes prostituées, tous estiment que les pouvoir publics sont bien conscients de la problématique. Seulement, la parole n’est toujours pas libérée et le travail est délégué à ceux qui sont sur le terrain. Comme ailleurs, les policiers ne peuvent pas faire appliquer l’interdiction de la prostitution à la lettre. Il n’est pas rare qu’eux aussi aident les prostituées en les protégeant ou en leur demandant simplement des nouvelles. « Ce n’est pas officiel, c’est un travail fait dans l’ombre » commente Vaimiti, citant en les associations en première ligne, comme Te Torea, Agir contre le Sida, ou Te Vai Ete, gérée par le Père Christophe.
Vaitiinina appelle notamment les pouvoirs publics à se saisir du cas des sans-abris, de plus en plus de jeunes. Un constat parallèle à celui de Maeva, qui observe un rajeunissement des prostitués sur une dizaine d’années. Pour des raisons alimentaires principalement. « Aujourd’hui, la vie est devenue chère. Tout a augmenté, j’essaie d’aider un peu ma famille avec ce que je fais. En fait, on survit en faisant ça« .
Le tissu associatif, « partenaire privilégié » du Pays
Si la Direction des Affaires Sociales partage le même constat, difficile d’évaluer sur le nombre de mineurs prostitués. Selon Christian Jonc, responsable de la circonscription de l’action sociale de Papeete, ils seraient une trentaine connus, et il ne s’agirait que de la partie immergée de l’iceberg : « Malheureusement, les mineurs sont très demandés. Je n’aime pas ce terme là, mais c’est la réalité« , déplore-t-il.
Son service reçoit des signalements des familles ou directement du parquet, puis intervient avec ses travailleurs sociaux. Chaque circonscription a un psychologue pour la prise en charge des mineurs. Parce que la prostitution peut-être contrainte par la famille, l’objectif prioritaire est de les sortir de leur milieu, par exemple en les scolarisant loin de Tahiti, à Hoa, à Rikitea, ou aux Marquises. Là encore, le Pays est obligé de s’appuyer sur le tissu associatif du fenua : « Ce sont des partenaires privilégies, qu’il s’agisse de Te Vai Ete ou Te Torea« , conclut M. Jonc.
Mais le travail de terrain ne peut pas tout. La prostitution, notamment celle des mineurs, passe aussi largement par les réseaux sociaux. Maeva et Vaimiti y sont inscrites, et le confirment : la demande est importante et on y trouve de tous les profils. Comme pour n’importe quelle application de rencontre. La prostitution s’est naturellement dématérialisée. Les codes ont changé, mais le fond reste le même.
QUELQUES DONNÉES DE LA GENDARMERIE :
- Mars 2018 : interpellation à Faaa de 10 individus pour proxénétisme
- 2020 : interpellation à Arue de 3 individus pour proxénétisme
- 2021 et 2022 : la gendarmerie ne recense que deux affaires liées à la prostitution en Polynésie
- Ces affaires engagent toutes des mineurs, le plus jeune ayant 13 ans
- L’ice revient régulièrement dans les dossiers de proxénétisme
- Les proxénètes gravitent dans les milieux de la famille et récupèrent environ 50% du gain des prostitués, les prestations allant environ de 10 000 à 20 000 Fcfp
« La vie dans la rue c’est festif… et triste« . Vaimiti se voit partir en France, un pays qu’elle voit plus grand, avec plus d’argent, et avec plus de facilité pour terminer sa transition de genre, trop chère au fenua. Elle avance qu’elle retournera dans la rue à son arrivée : « On ne va pas se mentir. La prostitution c’est sûr, sauf si je trouve mieux ».
Pour Vaiitinina, les solutions durables ne se trouveront que dans un travail sans relâche avec le Pays et les acteurs de proximité. Par exemple, le Fare ute, centre d’hébergement pour les sans-abris mis à disposition par le Pays, était sensé être provisoire à son ouverture en 2020. Le centre accueille toujours des sans-abris aujourd’hui. « Il faudrait que tout le monde s’asseye autour d’une table, aussi bien les institutions du Pays que les acteurs de terrain, comme les associations de quartier« , conclut-elle.
Te torea rencontrera Édouard Fritch le 15 décembre, pour le noël des sans abris.
*Les prénoms ont été modifiés