« Nous avons observé récemment la diffusion de faux trajets par des pétroliers, apparemment dans le but d’éviter les conséquences des sanctions américaines et européennes » contre le pétrole russe, a déclaré à l’AFP l’analyste Bjorn Bergman, auteur de plusieurs rapports sur le sujet pour les ONG Sky Truth et Global Fishing Watch (GFW).
« Le monde maritime est probablement en train d’entrer dans une période de pratiques maritimes trompeuses sans précédent », pointe-t-il dans une note publiée en décembre décrivant l’itinéraire réel et fictif d’un pétrolier russe en Méditerranée.
Comme tous les navires de plus de 300 tonneaux, ce pétrolier de 138 mètres de long était tenu de signaler sa position en permanence, via un système d’échange de données entre navires. Baptisé AIS (Automatic identification system), ce dispositif a été rendu obligatoire par l’Organisation Maritime Internationale (OMI) en 2004.
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Basé sur l’échange automatisé de communications par radio, puis via des satellites, il permet une localisation en temps réel des navires. La position de centaines de milliers de bateaux est ainsi accessible au grand public sur des sites internet comme MarineTraffic.com ou VesselFinder.com.
« système de surveillance »
Les agences de renseignements, les armateurs et les assureurs s’en sont emparés pour suivre leur flotte depuis la terre ferme.
À l’origine, « l’AIS a été conçu comme un système anti-collision puis c’est devenu un système de surveillance grâce aux satellites », souligne un chercheur spécialisé sur cette thématique, qui a souhaité garder l’anonymat.
D’autant que l’AIS ne transmet pas seulement la position du navire mais peut aussi dévoiler sa vitesse, son cap, son tirant d’eau, le type de cargaison ou la destination.
Or, « le contexte de guerre (avec l’Ukraine, ndlr) est propice aux falsifications », souligne le même chercheur, qui précise que « la technique (de falsification) n’est pas difficile d’accès ».
La méthode la souvent utilisée consiste pour un navire à couper purement et simplement son AIS. Mais elle est facile à détecter et éveillera rapidement la suspicion. C’est pourquoi des falsifications plus élaborées ont vu le jour, faisant apparaître un bateau à un endroit alors qu’il est ailleurs.
Spécialisée dans l’intelligence artificielle, le cabinet israélien Windward a ainsi identifié en avril 2021 des « anomalies » dans l’itinéraire du pétrolier Berlina (sous pavillon chypriote), avec des mouvements « physiquement impossibles pour un navire de cette taille », comme un virage à 180° en deux minutes, a précisé à l’AFP Matan Peled, cofondateur de Windward.
Après recoupement par images satellites, Windward a révélé que le pétrolier était en réalité en train de charger du pétrole au Venezuela (sous embargo américain), pendant que son signal AIS le montrait faisant des zigzags dans la mer des Caraïbes.
Depuis cette découverte, Windward a mis au jour, grâce à ses algorithmes, quelque 600 falsifications de localisation du même type, dont plus de la moitié près de l’Iran (sous sanctions internationales), selon M. Peled.
« Ce qui n’est pas surveillé est pillé »
Loin de se cantonner au secteur pétrolier, ces manipulations d’AIS sont aussi très répandues dans le cadre de la pêche illégale. La flotte de pêche chinoise, qui compte 17 000 navires hauturiers selon certaines estimations, est réputée pour ce genre de pratiques, notamment au large des côtes africaines.
« Il y a plusieurs centaines de bateaux (de pêche) chinois répartis dans le Golfe de Guinée », explique ainsi l’Amiral Olivier Lebas, commandant de la zone maritime Atlantique pour la marine nationale française. « Certains trafiquent complètement leur position. On regarde leur AIS et ils nous expliquent qu’ils sont dans le Golfe du Mexique », pointe l’officier.
« Or, tout ce qui n’est pas surveillé est pillé », relate l’Amiral, en décrivant « des aspirateurs à poissons qui pompent tout » et déstabilisent l’économie locale fondée sur la pêche artisanale.
En février 2022, l’ONG Global Fishing Watch a documenté le même type de falsifications chez des chalutiers chinois pêchant le calamar au large de l’Amérique du Sud. Leurs signaux AIS les localisaient entre la Nouvelle-Zélande et l’Antarctique.
Pour contrer ces méthodes, « il faut recouper avec toutes sortes d’autres informations », remarque l’Amiral Lebas, qui cite « l’intelligence artificielle », ou « des satellites de guerre électronique ».
Piratages visant des navires militaires
Avec une constellation de huit satellites, la société rennaise Unseenlabs, qui travaille notamment pour la marine française, procède par « détection des signatures électromagnétiques des navires », explique Cannelle Gaucher, directrice de communication.
Ces « signatures électromagnétiques » sont recoupées avec les émetteurs AIS pour s’assurer que les localisations concordent. « Chaque navire a une signature électromagnétique unique. Il n’y a pas d’erreur possible sur l’identification d’une signature », assure Mme Gaucher.
A terme, la société entend constituer « un fichier complet de tous les navires dans le monde » ainsi qu’une vingtaine de satellites capables de « repasser sur une même zone toutes les 30 minutes, contre toutes les 6 heures aujourd’hui ». Ce qui lui permettra de scruter toute la navigation maritime mondiale.
Au total, les manipulations d’AIS ne concerneraient que quelques centaines de cas sur 300.000 navires géolocalisés dans le monde, selon M. Bergman.
Mais certaines falsifications, même rares, peuvent relever de la guerre de l’information, comme celle qui a affecté, en juin 2021, le signal AIS du destroyer britannique HMS Defender. Le navire de la Royal Navy apparaissait au large de Sébastopol, en Crimée sous occupation russe, alors qu’il était à quai à Odessa, en Ukraine.
En décembre 2019, des centaines de faux navires étaient en outre apparus sur les écrans de contrôle entre l’île d’Elbe et la Corse, « rendant impossible la surveillance du trafic maritime », remarquent des chercheurs de l’Université de Ljubljana (Slovénie), qui plaident pour la mise en place d’un système crypté pour parer aux cyberattaques.