La théorie de l’Évolution est décidément incomplète. On peut naître Homo sapiens dans l’Océan et ne jamais vraiment en sortir. À l’image de la waterwoman Puatea Ellis, Vetea Liao, biologiste marin de 39 ans, a construit sa vie dans les eaux polynésiennes. Là où sa compatriote excelle dans la natation et les disciplines de glisse, Vetea s’est tourné vers la science, désireux de connaître dans leurs moindres détails les rouages des écosystèmes aquatiques.
Une passion qui éclot très tôt auprès de son père pêcheur, qui lui dégage la voie vers la biologie. Avec lui, il plonge, apprend à connaître les espèces, leur comportement selon l’environnement, leur imbrication dans un équilibre fragile. Les premières expériences nourrissent une boulimie naissante pour le jeune homme : le besoin de rester au contact direct de la nature, tel un symbiote.
Sans surprise, après le lycée, Vetea se dirige vers des études en biologie marine à Cherbourg, avant de se spécialiser en Australie, où il découvre la Grande Barrière de Corail. Une rencontre marquante : c’est à partir de ce moment qu’il saisit l’ensemble d’interactions complexes entre faune et flore aquatique, qu’il compare à une « constellation« . Il commence à analyser les comportements des espèces et leurs dynamiques, et surtout à poser la question de son propre impact sur les écosystèmes marins.
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De retour en Polynésie, Vetea se met à noter tout ce qu’il observe dans un carnet. « Mon regard avait changé grâce aux études. J’ai commencé à noter des phénomènes que je voyais sous l’eau, des agrégations de pontes de poissons qui étaient super intéressants, sur lesquelles on n’avait aucune info » , explique-t-il. Des notes qu’il compile en ligne, et qu’il alimente régulièrement par ses expériences pour s’aguerrir : un inventaire des espèces de Moorea pour la Gump Station, l’installation d’une ferme aquacole à Tautira, ou des études sur le terrain Arctique, au Canada. C’est à son retour du grand Nord, le 11 novembre 2014, qu’il traverse un drôle de nuage dans le lagon de Moorea, un matin. Une ponte de coraux, en réalité, qui va bousculer ses perspectives.
Un corail nommé Porites Rus
La ponte de coraux, habituellement, se fait de nuit. Quasiment aucune étude n’existe sur ceux qui se reproduisent de jour. Ses collègues du Criobe, eux, n’ont jamais observé ce phénomène. « Il va se passer 4 ans avant que je puisse avoir une nouvelle info. Une amie qui le voit en 2018. Ça m’a donné une hypothèse sur le moment où ça se produit » raconte-t-il. Son intuition est la bonne : un an plus tard, il la valide grâce à plusieurs amis qui observent la ponte de cette espèce, nommée Porites Rus, à l’heure prévue. En mission à Wallis, il l’apprend… par mail. « Je vois que oui, on avait prédit à 7 heures, il y en a un qui l’a eu à 7h07, l’autre à 6h59, l’autre à 7h12 et ils étaient éparpillés sur quatre sites autour de Tahiti et à Moorea. Et là, c’est super excitant. Déjà, on a les premières images parce qu’ils ont tous pris des photos. Et on a une heure hyper précise » , se souvient-il.
Il ne le verra de ses propres yeux qu’en 2020. La rumeur se répand « au bouche-à-oreille » , si bien que son réseau d’observateurs informel, de plus en plus vaste, amène Vetea à tirer cette conclusion : l’espèce pond une fois par mois, de novembre à avril, sur plusieurs îles en même temps, cinq jours après la pleine lune. « On s’est rendu compte que le phénomène est simultané sur plusieurs endroits, qu’il est toujours prédictible presque à la minute près. Pour aller plus loin, pour vraiment monter un réseau plus grand, on a décidé de créer notre structure » , poursuit-il.
En 2021, il fonde Tama No Te Tairoto, avec Anne-Marie Trinh et Marguerite Taiarui. Plus que l’observation de coraux, l’association vise à améliorer et partager les connaissances sur le lagon. Et le travail ne manque pas : Vetea choisit une disponibilité de son emploi à la direction des ressources marines, en janvier 2024, pour se focaliser sur l’association.
Un timing heureux, puisque Jerry Biret, aujourd’hui M. JT Vert sur TNTV, ne tarde pas à lui inspirer une idée « internationale« . « Il anime un autre événement (Earth Hour) où tout le monde doit éteindre ses lumières en même temps, le même jour, à la même heure. Et il me dit : on peut faire la même chose avec la ponte des coraux. On peut essayer de mobiliser des gens dans tous les pays le même jour et que tout le monde aille dans l’eau« . Car depuis les premières observations de Vetea, la ponte de Porites Rus a été observée aux Fidji, à la Réunion, aux Seychelles ou en Indonésie. Tama No Te Tairoto pose alors la première pierre de son projet Connected by the reef, en août dernier.
L’objectif est simple : réunir des observateurs d’une cinquantaine de pays du monde, du Pacifique Sud à la Mer Rouge en passant par l’Océan Indien, pour une observation de ponte synchronisée de Porites Rus, qui pourrait bien être l’une des plus importantes du règne animal. Environ une heure et demi après le lever du soleil, le 18 ou 19 janvier 2025 selon la région du monde, 90% de ces coraux devraient pondre dans le lagon puis dans l’Océan. L’événement sera coordonné depuis Tahiti.
Lire aussi – Connected by the Reef : observer la ponte des coraux du monde entier depuis le fenua
Une nouvelle aventure prenante pour Vetea, qui doit user de tout son savoir-faire en communication. « Il faut réussir à toucher des gens dans plein de pays qui ne connaissent pas ton association, qui ne connaissent pas l’espèce dont tu parles, que ce soit des scientifiques, des clubs de plongée, des membres d’associations ou juste des citoyens lambda » , note-t-il, soulignant la phase de formation et d’information indispensable à la réussite du projet. Pour mener à bien la récolte des données, chaque observateur volontaire rentrera ses notes dans une application dédiée.
Force est de constater que Connected by the reef a du succès médiatique, en attendant le volet scientifique, puisqu’il a été récompensé d’un grand prix aux trophées To’a Reef, le 25 octobre dernier. Les Nations Unies l’ont d’ailleurs reconnu comme « événement de la décennie pour les sciences océaniques ». La cérémonie aura lieu le 13 novembre prochain. « J’ai foi en mes prédictions dans l’hémisphère Sud. Là où on ne sait pas, et c’est le but du projet, c’est tout ce qui va se passer dans l’hémisphère nord (…) logiquement, la ponte devrait s’y faire plutôt en juillet ou juin. Mais on a une grosse incertitude dans les zones qui sont proches de l’équateur. Que tu sois à 5 degrés sud ou 5 degrés nord, les conditions environnementales ne sont pas très différentes » , sourit Vetea.
Un projet « game changer » ?
Le projet vise ainsi à servir d’appui à la thèse de la reconstruction naturelle des récifs, en même temps que de frein aux activités humaines néfastes, ou simplement contre-productives selon lui. « Il faut être bien conscient qu’on ne sauvera jamais tout un récif de corail par l’action humaine. On peut avoir des sous, mais le seul moyen de régénérer ces récifs à très grande échelle, c’est ce genre de phénomène » , insiste Vetea. D’autant plus que les jours de ponte de Porites Rus sont prédictibles sur 10 à 20 ans.
Reste que la compétition grandissante pour obtenir des licences d’exploration – avant la probable exploitation – des fonds marins, largement inconnus, et la pression économique sur les différentes ZEE n’incitent guère à l’optimisme. « On n’a aucune idée de comment cet écosystème de profondeur est lié aux ressources thonières ou à d’autres ressources qu’on exploite, des ressources primaires (…) il faut se rendre compte que l’océan, c’est une entité. Nos récifs sont dépendants les uns des autres, de la Polynésie aux îles Cook par exemple. Si les îles Cook commencent à exploiter une ressource dans leur ZEE, on n’a aucune idée comment ça va impacter les stocks polynésiens de thon » , pointe Vetea.
Le biologiste n’est pas naïf quant à la prédation industrielle sur les ressources marines ou l’ancrage des habitudes de consommation au fenua. « Le besoin de ces matériaux, de ces ressources, il est là maintenant. La question que je me pose souvent, c’est qu’est-ce qui va permettre un jour qu’on change complètement ? » , interroge-t-il. « Des fois, tu peux avoir des électrochocs, mais qui ne durent pas assez longtemps » .
Vetea espère pouvoir continuer l’aventure associative aussi longtemps que faire se peut. Payé au projet, il se limite pour l’instant au travail de nombreux bénévoles, dont il dépend. Il espère pouvoir recruter une deuxième personne à temps plein avec lui pour faire fructifier ses autres projets, tels que de la restauration corallienne sans matériel, à l’aide de locaux pétris de connaissances empiriques. « Moi, je crois en cette démarche. Parce qu’encore une fois, payer des gens ou reposer sur des bénévoles pour faire des choses, c’est complètement différent du moment les gens s’occupent devant chez eux. C’est personnel et ils veulent que ça soit beau« , souligne-t-il.
Autres projets de l’association, un guide des coraux de Polynésie, qui n’existe pas encore, un soutien aux comités de gestion des rahui et des pêches pour un suivi écologique de leur zone, ou la création d’aires marines éducatives. « On pourrait aussi développer des choses sur les rivières, ajoute le biologiste. On n’en parle vraiment pas beaucoup alors qu’il y a une petite biodiversité avec beaucoup d’espèces endémiques dont on ne s’occupe pas beaucoup« .
Visiblement, pas besoin de pleine lune pour que Vetea Liao donne naissance à de nouvelles idées.