Naître à Tahiti, fêter ses 18 ans au Québec, y devenir infirmière puis tout quitter pour être sommelière en France et en Belgique à 26 ans, c’est donc possible, si tant est qu’on soit passionné. La passion du vin, Taina Teiva Trescinski, cheffe sommelière au Bozar Restaurant de Bruxelles (deux étoiles au guide Michelin, NDLR) l’a découverte loin de son fenua natal, où elle a grandi avec ses parents adoptifs.
À Tahiti, Taina fait ses classes à Sainte-Thérèse, puis à La Mennais et au lycée Paul Gauguin, période à laquelle elle exprime des envies d’ailleurs, avide de découvrir le monde. Son père professeur et sa mère, qui travaille au centre de transfusion sanguine du Taaone, la comprennent et la soutiennent à 100%. « Ils m’ont beaucoup poussée et ont cru en moi, insiste-t-elle. Ils m’ont laissée m’exprimer et m’ont offert une grande liberté, sans me barricader. Je les en remercierai toute ma vie« . Car ce choix du grand départ va, en effet, changer sa vie.
Taina s’envole pour le Canada et Montréal avant son passage en Terminale, et se lance dans des études d’infirmière, qu’elle réussit. Mais quelques mois après l’obtention de son diplôme, en 2019, la dureté du métier lui fait comprendre sans détours qu’elle ne fera pas long feu dans une carrière médicale. « J’ai pris beaucoup, beaucoup de coups sur ce côté mental que le corps médical doit avoir, se souvient-elle. Je ramenais ça à la maison. Je me suis dit que je n’étais pas assez forte pour me protéger de ça« . Elle décide de prendre une pause de quelques mois en vivant sur ses économies, avant de prendre un job de « bus girl » pendant l’été au bord du vieux port de Montréal. Un gagne-pain qui traduit son envie de rester dans les parages : en août, elle s’inscrit à la fac de Montréal… en microbiologie.
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De la microbiologie aux caves à vins
L’aspirante scientifique qu’elle est alors déménage près du campus, dans un appartement situé tout proche du restaurant Leméac, où elle pose un CV pour payer ses études. » En fait, c’était un restaurant assez connu dans le coin, typé gastronomie française (…) C’est là que tout a commencé « , raconte Taina. Le chef sommelier, Yann Farraire, lui trouve un certain talent pour reconnaître -à l’aveugle- les vins proposés chaque semaine. « Et là, ça marche très bien, je les reconnais ! Il me parle de l’ITHQ (Institut du Tourisme et de l’Hôtellerie du Québec) et me dit qu’il faut absolument que j’y aille « . Consacrant déjà une bonne partie de son temps au restaurant, elle n’hésite pas longtemps avant de rejoindre l’école, en janvier 2020. « J’étais là, wow, on se lève pour aller en cours, déguster du vin et parler avec les copines. C’est trop bien ! » , rit-elle. » On voit des choses concrètes, on sort un peu des livres. J’y ai trouvé ma voie, c’était un peu comme aller à Poudlard « . Les amateurs du sorcier le plus connu du monde apprécieront la référence.
Entre infirmerie et emploi dans la restauration, elle trouve des similitudes : les horaires de nuit, le mouvement et le service à la personne. « Seule différence, à l’hôpital, ils viennent quand ils ont un souci. Au resto, ils viennent quand ils ont quelques chose de bien à célébrer « . Elle remplace les médecins par les fournisseurs, troque les commandes de médicament pour celles du bar. Sortie d’école, elle file en France et enchaîne les expériences dans les établissements étoilés : la maison Pic à Valence, l’ouverture du Maybourne Riviera de Mauro Colagreco en Côte d’Azur… Elle fait ses armes comme assistante sommelière à Roquebrune-Cap-Martin, puis part avec son compagnon, cuisinier, du côté de la Belgique pour passer cheffe au Bozar en février dernier.
L’appel du fenua
À Bruxelles, elle peaufine son savoir-faire et s’affirme dans un métier dans lequel les (jeunes) femmes sont rares. Taina le dit elle-même, elle se fait parfois « tirer dans les pattes « . « Déjà, je suis jeune et je suis une femme, c’est un problème ! Des clients me voient et me disent ‘Oh, je vais attendre le chef sommelier pour faire mon choix’ , alors que la cheffe, c’est moi « . Ajoutez au cocktail un physique de polynésienne qui désoriente certains de ses interlocuteurs. Mais pas de quoi perturber la jeune femme pour autant. « Il y en a d’autres qui se laissent bercer et sont agréablement surpris, nuance-t-elle. Ça fait plaisir « .
Taina a de la suite dans les idées. Avec son compagnon, elle ambitionne d’ouvrir son propre restaurant, en Alsace… ou en Polynésie, à partir de ses 30 ans. « On a prévenu notre chef à Bruxelles qu’on ne resterait que deux ans. On ouvrira quelque chose plus tard, c’est clair et net. On se fixe 2028 « , assure-t-elle. Avant cela, le couple compte prendre le temps de voyager pour découvrir des associations de saveurs et produits du monde, sources d’inspiration inépuisables pour les fins gourmets.
« Plus je vieillis, plus la Polynésie me manque »
Si elle n’y est pas retournée depuis plusieurs années et que ses parents, retraités, n’habitent plus en Polynésie, Taina compte revenir dans les trois ans pour y effectuer des repérages. Elle s’attend évidemment à travailler différemment dans un endroit où les vignes ne sont pas légion. « On veut voir ce qu’il se passe ici, comment fonctionne le marché d’importation de vin et d’alcool, à quel prix c’est revendu…Il va falloir que je travaille mes contacts ! « , annonce-t-elle, motivée de ce potentiel retour aux sources.
« Quand je grandissais, j’avais envie de voir plus loin que la Polynésie, se remémore-t-elle. J’avais envie que ça bouge, envie de voir le monde. Et finalement, plus je vieillis, plus la Polynésie me manque » . Une chose est sûre, Taina ne s’impose pas de limites. Une exigence envers elle-même qu’elle doit sans doute à son père, qui lui a soufflé des mots dont elle ne s’est jamais départie. « Il m’a dit ‘Je m’en fous de ce que tu veux devenir. Tu peux devenir éboueuse, mais ce que je veux que tu m’assures, c’est que tu sois la meilleure des éboueuses » , sourit-elle.
Ne manque plus à Taina qu’une « bonne dose de courage » pour ouvrir son restaurant. Rendez-vous est pris, dans quelques années, pour son inauguration.