Les lecteurs de mangas le savent, les personnages hauts en couleurs ne manquent pas dans les shōnen, récits où le héros parvient à accomplir ses rêves à l’issue d’une longue et pénible quête. Les personnages de couleur, eux, y sont un peu plus rares. Ainsi, Ichigo Kurosaki, protagoniste de Bleach, rencontre Yoruichi, un mystérieux chat qui devient son entraîneur. Sous cette façade animale se cache une belle femme à la peau mate.
Kenza, elle, ne se dissimule pas derrière un déguisement. Tout juste le fait-elle derrière son alias, Yoruichitv. Quasi quotidiennement sur Twitch, la plateforme de streaming – comprendre, diffusion de vidéo en direct – du géant Amazon, elle diffuse ses parties de Call of Duty : Warzone, suivie par quelque 24 000 followers. Un nombre tout à fait honorable dans un milieu où les jeunes femmes ne sont pas si nombreuses. « Je me suis pas mal identifiée à elle – Yoruichi – et sa couleur de peau, parce que c’est une femme de caractère, elle a des pouvoirs, etc. C’est très rare de pouvoir s’identifier à des femmes dans des anime » , explique-t-elle. Tout comme il est rare de trouver des Tahitiens autres que l’incontournable Mabzouel sur Twitch.
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Née à Tahiti, Kenza a rapidement attrapé le virus du gaming par son grand frère, qui lui fait découvrir la culture japonaise et l’univers du jeu vidéo. Une passion qui lui sert de fil directeur après son départ pour la métropole à la séparation de ses parents, l’année de ses 7 ans. L’adaptation n’est pas évidente. « Aujourd’hui, j’ai perdu mon accent, mais c’est vraiment parce qu’on me l’a imposé, raconte-t-elle. On m’a expliqué qu’en France, il ne fallait pas rouler les R. C’étaient carrément mes proches qui disaient à ma mère que si on voulait vraiment s’adapter, il fallait qu’on le perde. Ça a été difficile pour moi de me réadapter » , confie-t-elle. Pas de quoi la décourager pour autant : elle se plonge dans les études et, bonne élève, décroche un bac ES avant de se lancer dans une fac de droit.
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Une aventure qui ne durera pas longtemps. « J’étais pleine d’ambition, j’étais déterminée à devenir juge aux affaires familiales. Mais ça ne collait pas, je ne m’identifiais pas avec le système judiciaire en France. Je sentais en moi que je n’étais pas faite pour ça. Du coup, j’ai totalement arrêté mes études » , poursuit-elle. S’ensuivent trois ans en poste dans un grand magasin, puis une kyrielle de petits boulots pour gagner son indépendance. Quand elle ne travaille pas, Kenza se détend en faisant ce qu’elle a toujours aimé : mettre des headshot à ses adversaires sur Call of Duty.
Aventure post-Covid
La crise covid consacre justement de jeunes steamers néophytes qui remettent en question leurs choix de vie, dans un ton libéré et dépourvu de filtres. Twitch n’est alors plus un simple espace de geeks biberonnés au e-sport : la plateforme s’est ouverte à l’ère des talks et des collaborations, parallèlement à l’arrivée de nouveaux consommateurs, devenant l’Eldorado des services de streaming vidéo.
« On m’a dit : ‘T’as fait ça toute ta vie' »
Il y a trois ans, son entourage suggère à Kenza d’ouvrir son compte, ce qu’elle prend à la rigolade. Mais quand on la met devant le fait accompli, setup installé pour lancer son premier direct, elle se prête au jeu. Judicieuse décision. « J’appréhendais un petit peu les réactions des gens, c’est pas évident de se mettre en live, de se montrer à la caméra, parler avec des inconnus. Pourtant, à la fin de ma session, on m’a dit ‘Mais t’as fait ça toute ta vie !’ » . Sur son jeu fétiche, Kenza est à l’aise, interagit naturellement avec ses quelques viewers, qui le ressentent. Elle renouvelle l’expérience chaque soir, et en une semaine, est affiliée (3 viewers réguliers en moyenne sur chaque live). En seulement 7 mois, elle devient partenaire : elle stream pendant plus de 25 heures par semaine, plus de 12 jours différents sur un mois, et maintient une moyenne de plus de 75 viewers en moyenne. Entre abonnés et dons ponctuels, elle dégage un revenu suffisant pour en vivre.
Yoruichitv devient un nom identifié de l’écosystème Twitch. « Je travaillais à l’école avec les enfants et au bout de 3-4 mois, à peu près, j’ai commencé à gagner plus que ce que je gagnais en allant travailler, confie-t-elle. Le truc, c’est que je prenais tellement de plaisir en live, j’étais tellement heureuse et j’aimais tellement ce que je faisais que je me suis dit vas-y, on va tenter l’aventure et puis au pire, ça s’arrête. Je retrouverai du travail et c’est pas grave » . Sa décision prise, elle stream parfois de 23h à 5h, prenant seulement un jour off dans la semaine. Des horaires pas si décalées sur Twitch, qui compte bon nombre de noctambules.
Lien « fusionnel »
Là où certains Youtubeurs et une poignée d’influenceurs venus de X (ex-Twitter) prennent d’assaut – pour le meilleur et pour le pire – la plateforme par opportunisme, Kenza grandit avec sa communauté. « On a des liens très forts. C’est fusionnel et familial, certains sont devenus mes amis dans la vraie vie, souligne-t-elle. Ça fait trois ans qu’on fête le nouvel an avec des amis que j’ai rencontrés via Twitch » .
Pour entretenir la flamme, elle et son équipe organisent ponctuellement des jeux, des animations et autres petits évènements. Plus important encore, elle ne stream jamais sans raconter une histoire ou discuter avec eux. « On parle de tout et de rien constamment. Je suis en plein game, des fois je perds parce que j’ai répondu à un viewer. Honnêtement, je m’en fiche. Ma priorité, c’est ma communauté et ça, je l’ai toujours dit et depuis que j’ai commencé, j’ai toujours été comme ça. On est très ouverts dans les limites de Twitch, bien sûr » , assure-t-elle.
Certains trouvent dans ses streams une bouffée d’oxygène salvatrice, et le lui disent sans pudeur. « Ce qui me touche le plus, c’est les témoignages qu’on a de personnes qui disent qu’elles étaient des fois au bord du gouffre et qu’en fait, ils se posaient sur le live pour se changer les idées. Moi je suis derrière un écran, je discute, je rigole avec eux, je leur demande ce qu’ils ont fait aujourd’hui, etc. Pour moi, ça paraît anodin, mais ces petites choses peuvent faire beaucoup » .
Fierté Polynésienne
Dans sa courte bio, et sur ses réseaux, Kenza ne manque pas d’afficher ses origines tahitiennes, qu’elle dit assumer plus qu’à ses débuts. « C’est pas du tout ce que je mettais en avant, mais on m’a énormément demandé de quelle origine j’étais, on me pose des questions sur mon tatouage. Quand j’explique que je suis née à Tahiti, les gens sont curieux, ils me posent plein de question sur la langue, sur l’endroit, on s’est rendus compte que beaucoup ne connaissaient pas du tout. Maintenant, j’en parle très souvent » , poursuit-elle. Elle passe d’ailleurs des musiques locales pour agrémenter ses live. « Puachoux et DJ Armello, ils kiffent, maintenant ils les écoutent et m’envoient des vidéos d’eux en train de les écouter » , sourit-elle.
En vacances au fenua en 2023, elle a déjà prévu d’y retourner en octobre prochain. « On n’a pas coupé le lien avec la Polynésie. Ma maman a toujours fait en sorte qu’on ait la culture qui reste ancrée. Là, on va venir 4 semaines, et on pourra faire des vlogs, imaginer quelques vidéos IRL sur place, rencontrer les gens » , anticipe-t-elle. Notamment les adeptes locaux de l’e-sport, dont l’essor s’est traduit par un certain engouement autour de la Rockstar e-sport Championship 2024, en septembre dernier.
Intégrée à l’Aito Spirit E-sport, club associatif en développement, elle espère faire bouger les grandes lignes du secteur et inspirer la jeunesse polynésienne. « Je vois qu’il y a des streameuses ici. Je leur souhaite beaucoup de courage. Et même si on leur dit que le jeu vidéo n’est pas fait pour elles, si elles se font insulter, au contraire, il faut qu’elles s’acharnent parce que c’est pour tout le monde, encourage-t-elle. Hommes, femmes, peu importe qui on est, c’est pour tout le monde. Il faut se soutenir face aux gens qui pensent qu’on n’a rien à faire dans ce milieu » .
Enfin, à ceux qui doutent de son niveau sur son jeu fétiche et envisagent de la défier, elle prévient : « Je suis un monstre » , conclut-elle.