Sur l’Aranui qui vogue en direction de Pitcairn, le chef cuistot s’appelle Henere Adams. Un descendant de John Adams, le dernier survivant des mutinés de la Bounty, qui s’étaient réfugiés à Pitcairn. John Adams était… le chef cuistot de la Bounty. Deux cent trente-deux ans plus tard, son descendant exerce la même profession, lui aussi sur un navire. Avec tout de même une différence : il ne compte pas se mutiner.
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En 1789, la plus célèbre mutinerie de l’histoire est menée par le second du Bounty, Fletcher Christian, dans le Pacifique sud : il abandonne le Capitaine Bligh et les marins qui lui sont restés fidèles dans une chaloupe. Pour échapper au châtiment de la marine britannique, neuf mutins, mais aussi douze femmes et six hommes polynésiens, cherchent un refuge pendant plusieurs mois. Ce sera Pitcairn, où habitent toujours certains descendants des mutins. Interprété au cinéma par Errol Flynn, Clark Gable, Marlon Brando puis Mel Gibson, Fletcher Christian est devenu une figure emblématique de la résistance et de la liberté.
Près de deux siècles et demi plus tard, à l’école Pulau de Pitcairn, la grande salle de classe n’accueille plus que trois adolescentes de 12 à 15 ans. Car depuis douze ans, il n’y a plus eu la moindre naissance à Adamstown, le village-capitale, qui va se vider encore un peu plus : avec le départ des trois plus jeunes habitantes, de leurs mères et de leur enseignante, c’est une part importante de la population qui va quitter l’île.
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« Ca va être la première fois que l’école va fermer et ça sera bien triste parce qu’il n’y aura pas d’enfants sur l’île, mais elle pourra rouvrir plus tard », espère Cushana Warren-Peu, une collégienne de 13 ans. Elle veut devenir mécanicienne. « Après mes études, j’aimerais revenir à la maison, ou peut-être rester en Nouvelle-Zélande, je ne sais pas » confie-t-elle.
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Cette hésitation est l’angoisse de Pitcairn. Les étudiants qui partent reviennent rarement : le confort de la vie moderne, ou la rencontre d’un compagnon, découragent le retour de la plupart des jeunes.
Pour la maire de l’île, l’avenir passe donc par l’immigration. « Nous devons nous ouvrir aux autres, accepter leur installation à Pitcairn, si nous voulons continuer à exister » s’alarme Charlene Warren.
Car la moitié de la population a dépassé les 60 ans. A 71 ans, le doyen des hommes, Steve Christian, se dit pessimiste. « On va être de moins en moins nombreux et c’est ce qu’on essaie d’éviter parce qu’on ne peut pas quitter cet endroit et aller ailleurs dans le monde, où il n’y a rien pour nous : c’est ici notre maison, là où nous avons grandi » s’inquiète-t-il.
Ce vieillissement de la population menace sa survie à court terme. Les navires ne peuvent pas accoster à Pitcairn. Le fret, comme les visiteurs, doit passer par la chaloupe… quand l’océan le permet. Quand l’île n’aura plus d’hommes capables de la manier dans les eaux tumultueuses de Bounty Bay, où fut brûlé puis immergé le navire de Bligh, Pitcairn sera coupée du monde. Il faut donc amener du sang neuf aux quatre familles de l’île, dont deux, les Christian et les Young, portent encore le nom des mutins qui avaient défié leur capitaine.
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L’exode des jeunes générations s’ajoute aux difficultés économiques d’une île éloignée de tout. « Avant, on vivait en auto-suffisance grâce à la vente de timbres » se souvient Dennis Christian, le responsable de la poste. Jusque dans les années 2000, les collectionneurs s’arrachaient les timbres de Pitcairn. Avec l’essor d’Internet, la mode philatélique est passée et les ventes se sont écroulées. L’île produit du miel, revendiqué comme l’un des plus purs (et des plus chers) du monde, car exempt de pollution. Mais la principale source de revenus de l’île, c’est le tourisme. L’Aranui, un cargo mixte de passagers et de fret, propose environ deux croisières par an, depuis la Polynésie française. Depuis Tahiti, il faut cinq jours pour arriver à Pitcairn, avec un passage dans les archipels des Tuamotu, puis des Gambier. Mangareva, à 560 km, est la dernière escale avant 20 heures de mer à 15 noeuds, jusqu’à l’île habitée la plus isolée au monde, dépourvue de piste d’atterrissage.
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Quand le navire arrive, tous les habitants cessent leurs activités pour se consacrer aux quelques 200 touristes et membres d’équipage. Ils proposent des tours en quad sur les reliefs escarpés de l’île, ou vendent le miel et les bibelots sculptés sur place. Même Royal Warren, la doyenne de 94 ans, vend ses raies manta en bois. Il passe rarement plus d’un bateau de croisière par mois, mais cette seule journée renfloue les caisses des Pitcairners. Ils peuvent faire du troc avec l’équipage tahitien et dévaliser la boutique de bord, avec une prédilection pour les chips et l’alcool. Le soir, une grande fête réunit la population et les visiteurs. Pawl Warren, un robuste Polynésien aux nombreux piercings, propose des shooters de rhum dans des dents de cachalot.
Jusqu’à présent, l’Aranui est toujours parvenu à débarquer ses passagers, mais il n’est pas rare qu’un voilier venu des Gambier tourne plusieurs heures dans les eaux hostiles de Pitcairn, avant de rebrousser chemin.
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Cette île est la seule terre britannique du Pacifique, et l’Angleterre subvient aux besoins sanitaires ou éducatifs de la quarantaine d’habitants, quitte à les envoyer quelques semaines à Tahiti, à plus de 2000 kilomètres, lorsqu’ils ont besoin de soins dentaires ou médicaux. Le principal projet de développement régional, une immense réserve marine protégée, tarde en revanche à émerger et les Pitcairners n’en voient pas les effets.
L’histoire de cette population est émaillée de drames. Dans les années qui suivirent leur arrivée, mutins et Polynésiens s’entretuèrent, au point qu’il ne restait plus qu’un homme, John Adams, entouré de huit Polynésiennes et de vingt-trois enfants, lorsqu’ils furent retrouvés par un baleinier en 1808. Leurs descendants furent déplacés quelques années à Tahiti, où beaucoup succombèrent à des maladies, avant que les survivants reviennent à Pitcairn, avant d’être à nouveau déplacés à Norfolk. Et en 2004, un procès retentissant révélait que la plupart des filles de l’île étaient violées dès leur puberté, voire plus tôt, et six hommes étaient enfermés dans la prison de l’île, construite pour l’occasion.
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Mais cette micro-société de quelques dizaines d’âmes a parfois été en avance sur les pays les plus développés, par exemple en instituant dès le XIXe siècle un régime démocratique accordant le droit de vote aux femmes.
Pitcairn fascine et plusieurs centaines d’étrangers ont postulé pour s’y installer. Mais en dehors des contrats temporaires du médecin ou de l’enseignante, seules deux familles ont réellement emménagé sur l’île en une décennie. Aucune n’est restée plus de quelques mois. Depuis 232 ans, les mutinés ont résisté à l’autorité de la marine britannique, puis aux maladies, à la consanguinité, aux déplacements de leur population et à leur isolement. Cette fois, même eux ont du mal à croire à leur survie.
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Des ouvrages pour mieux connaître l’histoire de la Bounty et de Pitcairn :
Les journaux de bord :
. « La Bounty, Voyage à la mer du sud (1787-1789) » du Lieutenant William Bligh
. « Le Journal de James Morrisson, second maître à bord de la Bounty », de James Morrisson
L’ouvrage moderne de référence sur ce voyage :
« Que s’est-il vraiment passé sur le Bounty ? » de Bengt Danielsson, éditions Haere Po, 2013.
L’ouvrage le plus récent en français sur l’histoire ancienne et contemporaine de Pitcairn :
« Pitcairn, les révoltés du Bounty vont disparaître » d’Olivier Goujon, éditions Max Milo, 2021.
Et aussi :
« La Bounty à Pitcairn », de Sébastien Laurier, éditions Zeraq, 2017
« Une autre histoire de la Bounty » de Corinne Raybaud, éditions Uchronie, 2016
« Fa’ati’a mai ia Tai’arapu ! – Grandeur et déclin des Teva i tai », de Josiane Di Giorgio-Teamotuaitau, éditions Parau, 2016