Nourris depuis des décennies par les rejets de thons à 4 kilomètres de nos côtes, à raison de 30 tonnes par semaine, comment les requins vont-ils réagir lorsque la société du Port de pêche (S3P) va fermer le robinet ? Depuis l’arrivée à Papeari de TNB Water et Compost, une société de transformation des déchets en compost, la S3P espère bien réduire ses coûts d’évacuation qui pèsent 1,2 et 2 millions de francs par mois. Des déchets collectés et traités gracieusement par le composteur de Papeari.
Soutenue par la direction des ressources marines, la démarche s’inscrit dans la continuité de l’interdiction du shark feeding en 2017. Depuis, la diminution progressive de rejets autrement plus importants apparaît aussi comme une évidence. « Depuis 2017 le code de l’environnement précise ce principe de précaution, de minimiser absolument tout impact qui pourrait exister sur les requins et toute perturbation d’origine anthropique, donc d’origine humaine » explicite la doctorante en biologie marine Clémentine Séguigne.
« C’est surtout un moyen d’accumuler de la connaissance et de la compétence pour renforcer l’efficacité du sanctuaire »
Clémentine Séguigne, docteure en biologie marine et cheffe du projet Ma’o Cycling
C’est donc là que le projet Ma’o Cycling intervient. Pour répondre à une demande du Pays. Il s’agit de vérifier d’un côté l’impact éventuel de la diminution des rejets sur l’écologie des requins et de l’autre sur la sécurité humaine. « C’est aussi et surtout un moyen d’accumuler de la connaissance et de la compétence pour renforcer l’efficacité du sanctuaire » précise la chercheuse. L’objectif, c’est qu’on soit là pour essayer d’encadrer un petit peu cette diminution des déversements, pour que ça se passe au mieux. »
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Et éviter de reproduire le schéma de la Nouvelle-Calédonie ou de la Réunion ? « Dans ces deux pays, les rejets avaient lieu près des côtes, voire dans le port de Nouville pour la Nouvelle-Calédonie. Donc a priori, ça devrait bien se passer. D’autant que nos rejets ont vraiment lieu au large et on n’est pas sur les mêmes espèces. Il n’y a pas de requins bouledogue en Polynésie » répond la cheffe du projet qui a justement vocation à vérifier.
La première étape consiste à marquer une trentaine d’animaux (des requins tigres et des requins soyeux) avec des balises acoustiques numérotées et de poser des récepteurs dans des zones prédéfinies (près des plages, des sites de plongée, des sites de chasse sous-marine, etc).
Sur le dos, en catalepsie, le temps de l’incision
Sur le même principe qu’un code barre, l’information sera enregistrée au passage du requin. Le mode opératoire pour la capture et le marquage a été validé par arrêté de la Diren au JOPF le 3 mai. Il prévoit de prélever les animaux avec des hameçons spéciaux avant de les retourner sur le dos pour les placer en catalepsie, le temps de faire une incision de quelques centimètres, d’insérer la balise et de refermer avec deux points de suture. « Lorsque l’animal va passer dans un rayon de 500 mètres autour de notre récepteur acoustique on va pouvoir être détecter et son numéro sera enregistré à l’intérieur » développe la scientifique. « On va déjà faire cette manipulation avant de réduire les rejets, ce qui nous permettra de connaître l’état initial de la fréquentation de ces requins-là par rapport aux zones côtières. Lors du déversement des déchets de poissons, on sera présents sous l’eau pour voir ce qu’il passe ».
Et si le requin tigre et le requin soyeux sont visés, c’est parce que les femelles du premier peuvent être côtières et peuvent donc potentiellement présenter un danger. Quant au deuxième, menacé d’extinction, il est très peu connu, voire absent des publications scientifiques. « On a décidé de viser le tigre plutôt d’un point de vue gestion du risque et le soyeux pour le renforcement de la connaissance scientifique et surtout la conservation de ces animaux ».
Le marquage devrait démarrer au premier semestre 2025. Mais pour passer à l’étape suivante et voir la réaction des animaux à la réduction effective des déchets, il faut bien que le prestataire de récupération des rejets soit prêt de son côté à traiter plus de volume. « Une fois que ça commence, nous, on a un protocole chronométré, c’est-à-dire qu’on a à peu près 3 à 4 mois de campagne de pêche pour les animaux, pour réussir à tous les baliser. Et une fois qu’on les a balisés, on laisse un peu de temps, mais après il va falloir passer à l’étape suivante, donc il faut qu’ils soient prêts ».
L’écotourisme et l’intérêt économique du requin
Au-delà de l’approche écologique, Clémentine Séguigne milite aussi pour une approche socio-anthropologique du requin. « Dans la culture polynésienne ancestrale il y avait un lien super fort avec les requins et des connaissances écologiques traditionnelles impressionnantes. Ils savaient tout sur les requins, ça m’impressionne beaucoup ».
Enfin, la chercheuse souligne également l’intérêt économique du requin, citant notamment l’exemple de Fakarava ou de Rangiroa, célèbre dans le monde pour l’observation des grands requins marteau. « Pourquoi les requins sont en voie d’extinction aujourd’hui ? C’est à cause de la surpêche. Parce que finalement, les ailerons de requins, ça se commercialise 500 dollars le kilo. C’est un des produits de la mer les plus chers du monde » rappelle la jeune femme. « Si on arrive à promouvoir le fait que les requins peuvent rapporter plus quand ils sont vivants que quand ils sont morts, si on arrive à promouvoir l’écotourisme, on pourrait mieux les protéger. Et la Polynésie est en pole position pour faire ça, parce que c’est un sanctuaire avec une culture ancestrale incroyable ».